CESER Bretagne
Rapporteurs : Edwige KERBORIOU et Nicolas GUILLAS
Les usages du sol en Bretagne
Une prospective à l’horizon 2060
« Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants. »
L’importance du sol s’apprécie à la diversité des usages qu’il permet et aux espaces, naturels ou non, qui se répartissent sur sa surface. Une superficie de 27 208 km² pour la Bretagne… Mais plus que d’une surface, c’est d’un volume dont il est question car le sol est riche de toute son épaisseur : de la couche meuble de terre en surface aux roches plus profondes, de l’eau et des minéraux à la matière organique, le sol est doté de multiples fonctionnalités environnementales et contient des ressources essentielles, méconnues… et limitées. Le sol est une surface et un volume, à partager et à protéger. Car sans sol… pas de vie sur terre !
Jamais la question du sol et du devenir de ses usages ne s’est posée en Bretagne avec autant d’acuité qu’aujourd’hui, au croisement de nombreux sujets d’actualité : le recul du trait de côte lié au changement climatique interroge l’habitabilité de certains espaces proches du rivage ; la transmission des exploitations agricoles soulève l’importance de la maîtrise du foncier agricole ; les injonctions à la « zéro artificialisation nette » (ZAN) suscitent des réactions réservées de certains élus alors que la question de l’accès au logement inquiète plus encore qu’au niveau national.
Tous ces enjeux sont amplifiés par une croissance démographique qui interpelle : 2,7 millions d’habitant·es en 1982, près de 3,4 millions en 2020 et une projection à plus de 3,6 millions en 2060.
Quels seront les usages du sol demain en Bretagne ? Bien au-delà du ZAN, comment l’urbanisation se traduira-telle en termes d’habitat, d’immobilier à vocation économique, d’infrastructures et d’équipements ? Comment évolueront les activités primaires (agriculture et forêts, exploitation du sous-sol), avec quelle répartition entre production alimentaire et production énergétique ? Quels seront les devenirs des espaces naturels ? En quoi les usages du sol, les régulations juridiques et l’aménagement du territoire concourront-ils à la fragilisation de ses fonctionnalités environnementales ou au contraire contribueront à leur respect et à la fourniture de services écosystémiques ?
Les pieds sur terre mais orientant son regard vers tous les horizons, le CESER a choisi d’emprunter les chemins de la prospective pour explorer les évolutions des usages du sol en Bretagne, pour en appréhender les conséquences environnementales, sociales et économiques et plus largement pour le développement territorial.
1. Les évolutions du sol, de ses usages et de leur encadrement juridique
1.1. Le sol, socle de la vie sur terre : ses qualités, ses fonctionnalités et ses fragilités
Composé d’eau, d’éléments gazeux, de minéraux et de matière organique, le sol est un système dynamique qui évolue sous l’effet de plusieurs facteurs en interaction : climat, érosion, action de l’homme et de tous les organismes qui y vivent.
De l’échelle micro-locale à l’échelle globale, le sol est une interface au cœur de grands cycles biogéochimiques. Il stocke, recycle et transforme la matière organique. Il retient et fournit des nutriments. Il permet l’infiltration, la rétention et la circulation de l’eau. Il constitue un filtre, un tampon et un milieu potentiel de remédiation de certains polluants. Le sol joue un rôle essentiel de régulateur des cycles du carbone, de l’azote, du méthane… Il contribue fortement au stockage du carbone et ainsi à l’atténuation du changement climatique. Ces fonctionnalités environnementales régulatrices constituent le socle des services écosystémiques rendus par le sol1
. Le sol fournit une biomasse primordiale pour l’humanité, à commencer par la plus grande part de son alimentation dont 95% provient de la culture et de l’élevage. Il constitue une contribution essentielle à la santé (One Health2). Il offre des
biomatériaux (pour la construction ou les textiles) et des bioénergies (biocarburants, bois, tourbe…). Le sol est un filtre et un réservoir d’eau. De ses ressources géologiques sont extraits les roches et le sable (pour le bâtiment) et les minerais rares utilisés en micro-électronique, notamment. Enfin, il est une archive souterraine des sociétés humaines (archéologie), un cadre favorable au tourisme, aux loisirs, une inspiration pour les expériences culturelles, artistiques et spirituelles.
En Bretagne, le sol présente une diversité de substrats liée au socle géologique (schistes, grès, granits… roches qui se sont désagrégées), à l’action des éléments naturels (érosion…) et à celle des hommes. Or, le sol est fragile et sujet à des dégradations. L’artificialisation et l’imperméabilisation constituent des stades très dégradés d’évolution du sol, dans le sens où elles le privent d’accès à l’air et à l’eau, et de sa qualité de sol vivant. L’élévation du niveau des mers participe à la perte de terres habitables ou cultivables. Elle contribue au risque de salinisation des nappes phréatiques, cause d’infertilité des terres. Le sol de Bretagne est particulièrement menacé par les inondations ainsi que par l’érosion éolienne et hydrique. Ces facteurs, conjugués à de mauvaises pratiques agricoles, entraînent la perte de matière organique, de même que la compaction des terres. Enfin, les contaminations et les pollutions localisées ou diffuses dégradent la vie du sol. L’ensemble de ces phénomènes réduisent la qualité du sol et ses fonctionnalités environnementales.
1.2. Les usages du sol ont profondément évolué avec les mutations socio-économiques
L’évolution du sol est étroitement liée aux évolutions socio-économiques, aux dynamiques de transformation de l’agriculture et plus largement de l’économie, de la répartition de la population et de sa structure sociale.
Les mutations de l’agriculture ont été déterminantes, avec l’avènement du « modèle agricole breton » à partir des années 1960. L’intensification et la spécialisation des productions ont contribué à une double mutation du rapport au sol : l’amélioration de la fertilité du sol (partiellement acide en Bretagne) par le biais de l’amendement en engrais chimiques et organiques, et l’aménagement du paysage agricole (remembrement, drainage, poldérisation…). La Bretagne présente désormais davantage de productions animales hors sol et a conservé de son héritage agraire davantage de polyculture-élevage et de mosaïque paysagère qu’ailleurs en France. Certains éléments emblématiques du paysage breton subsistent : landes, marais, tourbières et par endroits, un dense réseau bocager.
L’agriculture est aujourd’hui au cœur d’enjeux environnementaux, à la fois actrice et victime de mutations majeures.
La Surface agricole utile (SAU) se stabilise à 59% du territoire, après des décennies de contraction. Si la propriété reste parcellisée, on voit apparaître un risque de concentration et, au travers du phénomène sociétaire, de financiarisation de grandes exploitations. Les forêts, moins importantes qu’ailleurs en France (15% du territoire régional aujourd’hui), voient leurs surfaces progresser lentement, en raison, notamment, de la déprise de certaines parcelles agricoles, mais avec des difficultés de gestion (micro parcellisation). Offrant de multiples services, les forêts sont exposées aux risques environnementaux abiotiques (incendies, tempêtes…), ou biotiques (espèces invasives, maladies…). L’industrie minérale occupe aujourd’hui 0,16% du territoire régional. Cependant, ce dernier témoigne d’un riche passé d’extraction de minerais, qui suscite de nouvelles convoitises pour la transition numérique et énergétique (lithium, terres rares, or…). Les carrières approvisionnent toujours en roches et en sables les acteurs locaux du BTP, mais l’épuisement des ressources locales se profile. La production énergétique occupe le sol de manière différenciée : soit au travers de cultures (bioénergies), soit par l’implantation d’équipements arrimés au sol (éoliennes ou panneaux photovoltaïques), les co-usages n’étant pas exclus. Ce secteur devrait d’ailleurs connaître une forte croissance.
L’urbanisation constitue le second facteur majeur d’évolution du sol. La Bretagne est la deuxième région pour son taux d’artificialisation (12,4%). Ralentie pendant quelques années (2011-2015), la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers (ENAF) repart à la hausse essentiellement pour l’habitat3 , dans une moindre mesure pour les activités économiques et les infrastructures de transport. Leurs dynamiques sont très différenciées à l’échelle infrarégionale. Ces dix dernières années, l’habitat a contribué à près de 75% de la consommation foncière en Bretagne. Sur 18 000 ha d’urbanisation des ENAF, entre 2011 et 2021, l’habitat compte pour 13 000 ha , et la Bretagne est la première région sur cet indicateur. Le taux de croissance de la consommation des ENAF est nettement supérieur à celui de la population. La dynamique démographique et le desserrement des ménages (décohabitation…) ont démultiplié le besoin en logements, évolution qui pourrait être accentuée par la croissance et le vieillissement de la population ces prochaines décennies. Les mutations économiques ont été déterminantes dans l’exode rural, la périurbanisation et la rurbanisation, alors que de nombreux habitant·es accédaient à la propriété. Entre le mitage (caractéristique régionale d’un habitat isolé en milieu rural) et les immeubles (HLM périphériques et cœur de villes), plusieurs formes urbaines ont répondu au besoin en logements, avec une densité plus ou moins consommatrice d’espace. Cependant, c’est l’habitat pavillonnaire, devenu un modèle social, qui a le plus concouru à la croissance de la consommation foncière. La voiture individuelle a permis l’accès à la propriété et l’étalement autour des pôles urbains. L’attractivité de la Bretagne et particulièrement de son littoral explique par ailleurs le développement du parc de résidences secondaires, de logements à vocation d’hébergement touristique alors que la vacance du bâti (souvent vétuste, voire insalubre) ne diminue pas. Finalement, les tensions foncières et immobilières sont polarisées. Avec l’inflation liée à la raréfaction de biens par rapport à la demande, l’inégalité sociale dans l’accès au logement se double d’une discrimination géographique. Les tensions glissent vers les « arrière-pays », la Bretagne centrale et occidentale et les périphéries des grandes villes.
Le foncier économique représente 19% des surfaces artificialisées. Les zones d’activité sont principalement implantées le long des axes routiers et proches des pôles urbains. Les industries agroalimentaires sont davantage réparties sur le territoire car adossées aux bassins de production agricole. La planification par l’État durant les Trente Glorieuses (industries automobile, électronique, navale) et la dynamique actuelle (cyberdéfense..) ont contribué au renouvellement du tissu industriel et de ses implantations. Les activités de commerce et de services ont fortement consommé du foncier, selon le modèle du « tout périphérique », concourant à dévitaliser les centres-villes. Du fait d’une numérisation croissante des activités, les plateformes logistiques et les data-centers sont de nouveaux consommateurs de foncier. L’immobilier de bureau est plus disparate dans ses modes d’implantations (mixité fonctionnelle) et en évolution contrastée : les activités de services se développent mais le télétravail pourrait influer sur les surfaces des bureaux. Les activités industrielles et de services sont à la croisée des chemins entre une dynamique de mondialisation et de délocalisation d’une part, et une dynamique de réindustrialisation et de relocalisation d’autre part. Le tourisme repose en partie sur des infrastructures existantes (équipements de loisirs…) ou spécifiques (campings, hôtels…) ; activité saisonnière, elle est génératrice de déséquilibres dans l’utilisation des ressources (eau, pression sur les espaces naturels…). S’ajoutent de nombreuses déstabilisations locales du marché du logement, liées au nombre de résidences secondaires et de logements à vocation touristique. Vacance, développement de friches (souvent lourdement polluées), déspécialisation de zones d’activité et implantation, par endroits, sur de larges parcelles caractérisent ce foncier économique.
En 2017, le poids des infrastructures de transport dans la dynamique d’artificialisation du sol en France était évalué à 27,8%. Si les infrastructures de services publics sont importantes, c’est autant pour leur emprise au sol que pour la polarisation des dynamiques urbaines à laquelle elles concourent. Le réseau ferroviaire régional compte un linéaire de 1206 km (qui était beaucoup plus important avant l’arrivée du tout-voiture). Les projets de grande vitesse et de connexion des grandes villes (LNOBPL5 ) sont mis en balance avec les appels au développement d’un ferroviaire du quotidien (RER métropolitain, trame ferroviaire collant au polycentrisme breton). Le linéaire routier régional (68174 km) connecte un habitat diffus (mitage) en même temps qu’il permet le développement des lotissements et la connexion toujours plus rapide aux grands axes (rocades…). Son devenir est partagé entre le développement des mobilités douces, la diffusion des motorisations alternatives au thermique et le coût (financier, environnemental) du réseau. L’évolution des ports et aéroports et de leurs emprises foncières dépend des mutations en volume et en nature du trafic fret et voyageurs. Les équipements de service public (santé, enseignement…) sont localisés dans les zones les plus denses et les plus desservies en transports. Leur implantation varie selon des choix de politique publique (niveau de service, nombre d’usagers…).
Avec la progression des espaces urbanisés (habitat, activité, services, infrastructures…), la réduction des espaces agricoles s’est accompagnée d’une pression sur les espaces naturels. En marge des autres usages, ils représenteraient 8,8% du territoire régional (23,8% avec les forêts).
Le sol, le paysage et la propriété sont culturels et font l’objet de représentations collectives. De nombreux sites bretons sont le support d’un riche patrimoine culturel. Ancrée dans la culture collective occidentale et particulièrement en France, la propriété individuelle représente un gage de stabilité, une garantie pour l’activité agricole, une valeur refuge et une assurance en préparation de la retraite pour l’immobilier. Le choix de son habitation est socialement marqué, lié aux capacités financières et aux représentations (avec des phénomènes de gentrification ou de ségrégation sociale).
1.3. Un cadre juridique pluriel : le sol à la croisée du droit de propriété, de l’aménagement du territoire et de l’encadrement des usages pour le protéger
En France, le droit de propriété est fondateur dans la régulation des usages du sol. Si l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme déclare la propriété « inviolable et sacrée », le Code civil indique que son usage ne doit pas être « prohibé par la loi ou par les règlements ». Les règles du marché déterminent l’échange des terres avec des spécificités selon leur objet. Ainsi, l’encadrement du foncier agricole mis en place dans les années 1960 avec la SAFER a accompagné la mutation du secteur. Cependant, les règles mises en place ne sont plus adaptées aux nouveaux enjeux tels que la concentration et le phénomène sociétaire dans un contexte sensible de transmission des exploitations agricoles. Les politiques locales d’aménagement du territoire ont peu de prise sur le marché agricole. Les dynamiques de foncier économique (industriel, commercial…) dépendent aujourd’hui des collectivités locales et sont animées par une logique de l’offre. Le foncier urbain est structuré autour d’un triptyque immobilier pour la propriété individuelle, marché de l’immobilier locatif, habitat locatif social ; marchés tous les trois marqués par la raréfaction des biens creusant les inégalités sociales et territoriales. La pression de la demande face à une offre plus rare concourt au renchérissement du prix du foncier, généralisé mais accru dans les territoires les plus attractifs. En France, le foncier agricole ne représente que 9% de la valeur totale du foncier, taux très bas par rapport aux voisins européens. Cela a concouru aux dynamiques de consommation d’espaces agricoles. D’autres modes de gestion émergent au travers des « communs6 », aussi bien pour les terres agricoles que pour le foncier urbain.
Certaines initiatives collectives et citoyennes se développent pour faciliter des projets alternatifs et l’accès à la terre.
La propriété est assortie d’une multiplicité de dispositifs fiscaux. L’imposition perçue localement contribue au financement des infrastructures et aux services nécessaires au développement du territoire. Les politiques locales d’aménagement du territoire et les documents (SCoT, PLU(i), PLH) et actes d’urbanisme (permis de construire…) permettent d’organiser les grandes fonctions (production, habitat, transport…) sur le sol. Cependant la complexité de leur construction les rend obsolètes face aux évolutions rapides des usages. Dans ce cadre, l’instauration du SRADDET confère une nouvelle responsabilité au Conseil régional en matière d’urbanisme, celle de définir une stratégie, des objectifs et des règles. Dépendant de la spatialisation des usages, le devenir du sol est également lié au régime de protection qui s’applique à ses usages. Ce cadre est renforcé par le droit européen, avec la probable édiction en 2023-2024 d’une stratégie pour un sol sain après un premier échec en 2006. La protection du sol est évolutive, au gré des évolutions légales et des attentes sociétales. Les sources de conflits sont multiples : accès et partage des ressources (eau…), paysage, position divergentes sur la marche du monde etc.
Enfin, la question du sol ne cesse d’être réinterrogée, au prisme des limites planétaires (anthropocène, changement climatique…), de nouvelles approches de l’aménagement du territoire (ville du quart d’heure, bio-région…) ou de l’économie (croissance verte, circularité, souveraineté, sobriété…). L’ensemble de ces termes se présentent comme des clefs de lecture pour mieux comprendre le présent ou envisager l’avenir des territoires.
1 « Bénéfices ou avantages socio-économiques retirés par l’être humain de l’utilisation durable des fonctions écologiques des écosystèmes » Définition de l’EFESE cité par l’Office français de la biodiversité, Évaluer les services écosystémiques
2 Etude du CESER Bretagne, « Biodiversité et société en Bretagne : cultivons les interactions ! » One Health : une approche globale des enjeux sanitaires qui inclue la santé des animaux, des végétaux et des êtres humains, ainsi que les perturbations de l’environnement générées par l’activité humaine.
3 DREAL, Consommation des sols en Bretagne, 2023
4 La Bretagne est à ce titre la première région pour la dynamique d’artificialisation liée à l’habitat. Source : DREAL Bretagne, Consommation des sols en Bretagne, 2023
5 LNOBPL : grand projet ferroviaire de liaisons nouvelles Ouest Bretagne – Pays de la Loire
6 Les communs désignent des « formes d’usage et de gestion collective d’une ressource ou d’une chose par une communauté »