Croix de chemin au Pays de la Pierre bleue
Il y aura bientôt soixante-quinze ans, je naquis dans une maison du bourg de Nozay,«amoulagerie» dans sa vie d’avant (atelier de menuiserie pour minoteries).
Bâtie de schiste, évidemment. Mais outre dans ses murs, de la «pierre bleue» partout: dans ses linteaux et appuis de fenêtre, dans l’immense «timbre» de son pressoir, dans les hauts palis séparant le jardin de mon grand-père de celui de son voisin. Et même dans mon trottoir (un des rares à être encore en place).
Je pourrais dire (et redire) combien ce matériau a modelé, à la fin du 19e siècle, bourgs et campagne dans sa proximité. Par sa profusion, des milliers de moellons, équarris, sciés et poncés, ont entouré portes et fenêtres des nouvelles maisons, et dans les villages, une kyrielle de puits, fours, soues à cochons, hangars de palis, d’une densité telle qu’on ne la retrouve nulle part ailleurs.
Avec mon frère cadet Didier (président de Pépites 44), nous avons voulu connaître le rayonnement de cette pierre dans le bâti, mais aussi dans les croix de chemin, fort nombreuses. Si pour le premier il s’amenuise au fur et à mesure que l’on s’éloigne des centres de production, il est l’inverse pour les croix, de plus en plus hautes, sophistiquées avec des prouesses de fabrication, plus on s’écarte de Nozay.
Dans un premier temps nous avons prospecté selon un périmètre de vingt-cinq kilomètres autour de cette ville. Nous avons recensé pas loin de 1200 spécimens faits de matériaux divers: schiste, béton fonte, bois, fer, granit, dont quelques 200 datées. Précieuses ces dernières, car elles ont permis d’élaborer un calendrier faisant ressortir les «modèles» proposés au cours des décennies (dans l’à peu près puisqu’elles ne représentent que 15% de ce patrimoine).
Les plus vieilles sont les «Juliennes» (de 1597 à 1682), puis les croix «palis» peu nombreuses, vinrent ensuite les croix latines (fin 18eme jusqu’en 1904). Suivies des croix pattées, rondes et rustiques, toutes avec un christ, taillées sur une courte période (1810/1820) pour être remplacées par les pattées «industrielles» ; La première est datée de 1848 (Derval) et la dernière 1906. Fort nombreuses, plus de 250. Une variante: à ergots (peu, entre 1840 et 1850). A cette période il y a peu de tailleurs de pierre à Nozay et les carrières tournent au ralenti.
Un certain Aimé Maurice, (venu de Nantes), reprend les affaires, l’ère industrielle bat son plein, la première croix de fonte plate a été érigée à Nozay en 1842. Puis peu après, Jean Jacob Franck, venu de Lorraine, s’installe, apportant de nouvelles techniques de mise en œuvre, pour étoffer le catalogue (M. Maurice était venu avec un nouveau marteau-taillant qui fera référence). Père et fils (Nicolas) spécialisés dans les croix de section ronde (1880/1890) améliorées par des fûts à diminution (1890/1910). Pendant trente ans ils inondèrent le marché autour de Nozay pour contrer les croix pattées devenues de plus en plus fines au fil des décennies.
D’autres «maîtres-carriers» se mettent aussi à la taille à partir de 1875 ; Mais qui faisait quoi ? Difficile de le dire, outre les Bouvet, Franck, Launay, Lemasson, une kyrielle de paysans se disaient «auto-entrepreneurs» et tireurs de pierre de leurs champs. Ils se sont «lâchés» en offrant un choix de la plus simple à la plus audacieuse (aussi la plus chère), qu’elles soient latines, pattées, ou de section ronde, fichées dans des socles énormes, (certains en forme d’autel), ou encore avec des croisillons réunis par un «engrenage» (1875/1885).
Pendant que l’on construit le calvaire honorant la Mission de 1888 à Nozay (qui ?) Prosper Leroux (notable/bienfaiteur) passe commande aux Franck, en ce même honneur, d’une croix encore jamais vue, gigantesque et fine par sa croix droite. La maîtrise parfaite du matériau associée à des prouesses d’assemblage inédites en fera le prototype pour celles monumentales, d’une hauteur encore jamais atteinte, d’une extrême finesse, plantées dans des socles des plus sophistiqués. Quelques unités érigées entre 1904 et 1910. (trois connues).
Paradoxalement celles-ci ne sont pas à Nozay, on les retrouve à Issé, Lusanger, Soudan, La Meilleraye-de-Bretagne, là où vivaient des familles aisées pouvant s’acquitter à la fois de la taille et du transport, car les entrepreneurs profitaient du chemin de fer tout juste installé.
Elles furent les derniers modèles avant la guerre de 1914-1918, laquelle sonna le déclin rapide de fabrication de ces édicules. Suivirent quelques croix de reconnaissance de retour des deux grandes guerres parsemées de quelques croix de fonte jusqu’en 1950.
Ce patrimoine, une «niche» pour les maîtres-carriers, s’est constitué dans une très courte période, trente-cinq ans, de 1875 à 1910, où plus de la moitié des croix actuelles a été taillée.
Je les connais bien, j’ai arpenté bien des chemins de Vay, Nozay, Marsac-sur-Don, pour les retrouver, les débarrasser de leurs ronciers, soigner les grandes blessées et leur redonner l’éclat de leur jeunesse, bénévolement.
Elles m’ont beaucoup appris (peu sont restées muettes), mais surtout, elles m’ont confirmé combien les ouvriers qui les ont taillées, en ont sué pour «sublimer» le matériau, lui faire ressortir ses «veines» pour l’amour du beau, dans une certaine foi chrétienne. Hélas (pour elles), cette dernière n’est plus ce qu’elle était, les familles d’origine ont disparu, suite à la vente des parcelles où elles avaient été bâties, alors, mon action passée, elles se fanent bien vite et la nature reprend ses droits si on ne la contre pas. Et puis les Rogations ne sont plus là pour leur faire un brin de toilette une fois l’an.
Pour moi ce petit patrimoine, d’une valeur certaine car unique dans la région, disparaîtra aussi vite qu’il est apparu, et ce serait vraiment dommage.
Vous constaterez que je fais la part belle à celles de Nozay; Chauvin ? Je pourrais l’être car mes racines sont là, mais non, tant elles sont atypiques: à part une demi-douzaine aussi grandes que majestueuses, commandées aux maîtres-carriers, les trente-cinq autres encore debout (une bonne dizaine a disparu), sont beaucoup plus humbles, bien qu’elles aussi taillées par des «pros» (sauf une), mais peut-être certaines commandées «sous le manteau».
En tous cas chaque ouvrier y a mis «sa patte», et toutes ont un brin de singularité et Nozay est la commune qui comporte le plus de croix avec des christ sculptés (13 pour 42).
Mon exposé serait incomplet si je ne parlais pas des croix dites «Juliennes». Voilà plus de 400 ans qu’elles sont sur nos chemins, mais aussi sur ceux du Castelbriantais, de l’Anjou et du pays Ancenien. Y avait-il plusieurs centres de production ? Qui les a financées ? Elles qui servaient à guider les pèlerins se rendant à saint-Julien de-Vouvantes, qui outre ses fontaines guérisseuses, était devenu un haut-lieu de la chrétienté suite à un miracle qui se serait produit dans les environs. Des hommes impies les ont abattues pendant la Révolution, pendant que dans le même temps des hommes pieux les cachaient dans leur intégralité ou du moins leurs croisillons (rapportés et quasiment toujours sculptés d’un christ aux traits des plus naïfs). Il en reste environ cent-soixante dans la région.
Voilà quatre-cents ans qu’elles sont là, ce serait bien qu’elles y demeurent encore….
Une constatation: lors de nos prises de vue récentes pour celles sélectionnées (peut-être en connaissez-vous aussi «méritantes», cachées dans les ronciers), leur péril est encore plus grand, cinq ans après les premières prises. Il ne faudra pas longtemps pour que celles ayant un penchant certain ne basculent «cul par-dessus tête», pas longtemps pour que le vert de mousse ne les enveloppe, encore moins pour les ronces, ou les végétaux décoratifs, qui les emprisonneront dans leur corset.
Oui, ce serait bien dommage que ce petit patrimoine singulier disparaisse à tout jamais, ne serait-ce que par le respect, voire l’admiration pour les ouvriers-carriers dont toute leur vie a été consacrée à ce matériau bien particulier.
José Teffo